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mercredi 29 septembre 2010

ARCHIVES (4) BLANRUE DANS HISTORIA : "Les vignerons font de la résistance " (01/09/2006 - 717)

Les vendanges de l'automne 1939 débutent en même temps que la guerre. Dans toutes les régions viticoles, on s'organise pour cacher les bonnes bouteilles et vendre la piquette à l'occupant.  

Lorsque, le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l'Allemagne, les vendanges sont sur le point de commencer et la main-d'oeuvre se fait rare du fait de la « drôle de guerre » qui mobilise les hommes en âge de combattre. Pourtant, la récolte se révélera particulièrement abondante avec plus de 70 millions d'hectolitres en métropole et 18 millions en Algérie, mais elle sera aussi, en termes de qualité, l'une des plus mauvaises du siècle. 

Inquiets de la tournure des événements politiques et militaires, certains viticulteurs s'organisent dès les premières heures. A Beaune, Maurice Drouhin entreprend de mettre à l'abri une partie des dizaines de milliers de bouteilles qu'il a en stock. Il les cache dans une cave du XIIIe siècle, dont les galeries forment un véritable labyrinthe et en mure certaines pour les préserver de l'arrivée éventuelle de l'envahisseur. En Champagne, les producteurs, bénéficiant de kilomètres de caves creusées dans la roche calcaire, se livrent à de semblables travaux. Chez Laurent-Perrier, pour que nul ne s'aperçoive du subterfuge, une statue de la Vierge est placée dans une niche, au beau milieu de la maçonnerie. Même prudence chez les restaurateurs, possesseurs de grandes cuvées.



André Terrail, propriétaire du célèbre restaurant gastronomique parisien La Tour d'Argent, vit dans la hantise que les Allemands ne lui dérobent sa cave, oeuvre de sa vie, constituée de 100 000 bouteilles, dont certaines du XIXe siècle. Déprimé, il quitte Paris à la déclaration de guerre et confie le restaurant au gérant Gaston Masson, et à son propre fils Claude [décédé à 88 ans, le 1er juin dernier]. Le 12 mai, l'armée allemande franchit la Meuse. Claude Terrail et Gaston Masson se lancent alors eux aussi dans la construction d'un mur pour dissimuler leur réserve de vin dans leurs caves du bord de Seine. Compte tenu de la grande quantité de bouteilles conservées, ils se résignent à ne cacher que les meilleurs millésimes, dont un sublime 1867. Aussi, lorsqu'un émissaire du maréchal Goering demande à le voir en juin, Masson lui rétorque que ce millésime, est épuisé. Devant la stupéfaction de l'officier, il l'engage à vérifier par lui-même. Celui-ci renonce après deux heures de fouilles infructueuses. Sauf qu'il confisque 80 000 bouteilles qui n'ont pu être dissimulées...
La Blitzkrieg de mai-juin 1940 a livré la France aux Allemands mais n'a guère endommagé les vignobles alsaciens et champenois. La viticulture n'est pas sauvée pour autant. Dans les semaines qui suivent, producteurs et négociants sont victimes de pillages. Rien qu'en Champagne, deux millions de bouteilles disparaissent. La détresse des viticulteurs est telle que les autorités d'occupation décident de « tenir » leurs troupes. Deux jeunes soldats allemands, surpris dans les caves de Perrier-Jouët, sont condamnés à mort par une cour martiale. Verdict finalement commué en sanction disciplinaire : les deux hommes sont envoyés au front. Une manière pour l'occupant de faire savoir que le pillage des caves doit prendre fin.
A Bordeaux, les Allemands se montrent particulièrement vigilants à cause de l'importance stratégique du port et de sa base sous-marine, commandée par Ernst Kühnemann (ancien négociant en vins berlinois). Dès juillet, plusieurs châteaux sont réquisitionnés, à commencer par ceux des propriétaires et négociants britanniques (Sichel, Barton), ou juifs (Nathan, Rothschild).
Si l'exportation de vin s'arrête en partie (les expéditions vers les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont interdites), elle est compensée par le marché intérieur et surtout par l'énorme demande des occupants. La convention d'armistice, puis les accords de Wiesbaden, assigne à la France le rôle de pourvoyeur agricole du Reich. En 1942, Goering déclare même : « Les plus grands vins doivent être réservés aux occupants allemands. » Dès lors, le vin français est acheté par les Allemands, non plus pillé. L'article 18 permet toutefois à l'occupant de mettre sous séquestre des caves entières, de s'opposer à des ventes sur le marché national, et d'exercer dans les vignes et les caves, un contrôle des quantités et de la qualité.
Pour sélectionner et acheter les meilleurs vins et les envoyer en Allemagne, d'où ils sont réexportés sur le marché international, Berlin crée un corps de spécialistes, « les marchands de vin en uniforme », que les Français rebaptisent « Weinführers » (chefs du vin) : Otto Klaebisch en Champagne, Adolphe Segnitz en Bourgogne, Heinz Bömers dans le Bordelais. Par chance, ces hommes sont souvent francophiles et tentent de ménager les intérêts des viticulteurs. Ainsi à Bordeaux, Bömers achète-t-il les stocks de vin de mauvaise qualité (datant des années 1930) et s'attache à régler chaque livraison... à tel point qu'il doit se rendre à Paris pour répondre d'accusations de laxisme ! Il se lie d'amitié avec Louis Eschenauer, chef du négoce local. Le syndicat des négociants bordelais, présidé par Edouard Kressmann, communique chaque lundi à ses membres les offres d'achat de l'intendance militaire et le quota des bons de vente à la clientèle particulière attribués par Bömers. Solidement encadrés par ces experts, les Allemands se révèlent être, en effet, des clients qui, la plupart du temps, payent au « juste prix ». Et dans le Bordelais, les cours sont particulièrement élevés : le tonneau de 900 litres de château-yquem est à 130 000 F, les quatre premiers crus rouges de médoc à 100 000 F, les autres à environ 80 000 F. Le commerce bat son plein. Peu de résistance ici, mais une collaboration en bonne et due forme. Eschenauer aura à en répondre à la Libération, comme 300 autres propriétaires bordelais qui seront condamnés.
Ailleurs, la situation est différente. « Si vous voulez vendre, parfait. Sinon, libre à vous », annonce le Weinführer Segnitz aux producteurs de Bourgogne. De fait certains viticulteurs refusent toute vente, comme la maison Louis Latour. Mais la mansuétude allemande est toute relative : Maurice Drouhin, dirigeant de la commission administrative des Hospices de Beaune (disposant de dizaines d'hectares de grands crus), est arrêté. Membre de la Résistance, il envoie depuis la prison à sa femme Pauline, en utilisant un code secret, des informations à destination des maquisards (conseils sur la meilleure façon de traverser la ligne de démarcation, positions des troupes allemandes soutirées à ses gardiens...). Libéré en 1942, il obtiendra de Segnitz qu'aucun Allemand ne participe aux festivités marquant le 500e anniversaire des Hospices !
En Champagne, les négociations sont plus tendues avec le Weinführer Klaebisch. Dès juillet 1940, celui-ci informe de ses exigences le Bureau national de répartition, qui devient en 1942 le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC), dirigé par le comte de Vogüé : livraison à la Wehrmacht de 12 millions de bouteilles en six mois, avec mise sous séquestre des stocks et des récoltes à venir. Pour maintenir l'approvisionnement du marché national et des rares marchés d'exportation (Scandinavie, Amérique du Sud...), les Champenois refusent de dépasser le chiffre des 300 000 bouteilles par semaine. D'âpres discussions s'engagent sur les proportions respectives de mousseux et de champagne, sur les qualités que Klaebisch vérifie en personne dans les caves, ou sur les compensations (livraison de cuivre ou de charbon...). A force de persévérance, les négociants parviennent à éviter une gestion allemande de leurs stocks. Mais ils ne peuvent empêcher les contrôles, les amendes ou, parfois, la prison.
La résistance des vignerons est souvent diffuse, mais omniprésente. La maison Pol-Roger, comme les autres, mure ses meilleurs crus. Les étiquettes « Réservé à la Wehrmacht » sont collées sur des cuvées de mauvaise qualité. C'est lors d'une vérification surprise de Klaebisch que François Taittinger, fils du maire de Paris, est arrêté et envoyé en prison, où il retrouve d'autres producteurs qui, comme lui, ont tenté de gruger l'occupant. Heureusement, au cours de leurs descentes dans les caves, les Allemands ne se rendent pas compte que les kilomètres de galeries creusées dans le calcaire servent non seulement à dissimuler le vin, mais aussi à entreposer du ravitaillement et des armes (et parfois des hommes) pour la Résistance. Il faut dire que ces souterrains, dont ils ignorent la topographie, ne les engagent pas à y mettre les pieds.
Représentant du CIVC, le viticulteur Robert-Jean de Vogüé dirige, dans la clandestinité, l'aile politique des maquis de Champagne-Ardenne. Dans le dédale des 24 km de galeries de la cave Moët &aChandon, qui devient un bastion de la Résistance, il accueille ses compagnons d'armes. Arrêté, il est condamné à mort et l'un de ses collègues est déporté au camp de Bergen-Belsen. En réponse, une gigantesque grève des viticulteurs éclate, qui ne laisse pas d'inquiéter Klaebisch. La peine de Vogüé est commuée, mais il reste en prison. Les représailles ne se font pas attendre : les autres cadres de la maison Moët sont emprisonnés ou déportés tandis que les Allemands diffusent un film de propagande dans lequel on voit des caisses de Moët remplies d'armes. Klaebisch finit par prendre la direction de la maison. Au total, les Weinführers expédient chaque année en Allemagne plus de 2,5 millions d'hectolitres de vin, ce qui représente environ 312 millions de bouteilles.
Le gouvernement formé par Philippe Pétain a d'abord suscité l'enthousiasme de certains vignerons. Propriétaire d'un petit vignoble sur la Côte d'Azur, le nouveau chef de l'Etat n'avait-il pas écrit, lors de la Première Guerre mondiale, que le vin avait été « pour les combattants, le stimulant bienfaisant des forces morales comme des forces physiques » et qu'il avait « largement concouru, à sa manière, à la victoire ».
Mais avec le temps, la résistance s'accroît. Dès l'été 1940, les viticulteurs doivent faire face à de nombreux problèmes, dont le manque de carburant et un grave déficit de main-d'oeuvre. Aux pertes militaires et civiles s'ajoutent plus d'un million et demi de prisonniers incarcérés dans les camps allemands. La plupart d'entre eux viennent des zones rurales et beaucoup sont, directement ou non, liés à la viticulture, tel Gaston Huet, propriétaire à Vouvray, en pays de Loire, ou le marquis Bertrand de Lur-Saluces, propriétaire du château d'Yquem, dans le Bordelais. Sans oublier les jeunes requis du Service du travail obligatoire (STO) qui partent en Allemagne à partir de 1943.
Les premiers temps, les ouvriers viticoles sont exemptés de STO, mais bientôt cette dispense est supprimée, ce qui pousse les vignerons à entrer dans la Résistance. Maurice de Nonancourt, en stage chez Lanson en Champagne, tente ainsi de faire passer une vingtaine d'employés promis au STO dans le Sud. Il est arrêté (et meurt en camp). Son frère Bernard prend la relève et franchit la ligne de démarcation. Dans son périple, il croise le chemin de l'abbé Pierre qui l'envoie suivre un entraînement dans un commando. On le retrouvera bientôt à la 2e DB.
A partir du printemps 1941, les viticulteurs ont également à gérer une pénurie de produits de traitement. Le blocus auquel est soumise la France, et qui s'aggrave en novembre 1942, interdit les approvisionnements en soufre et en sulfate de cuivre. L'oïdium et le mildiou font alors de terribles ravages. Sur une superficie pratiquement inchangée (1 513 000 ha en 1939, 1 434 000 ha en 1945), les récoltes diminuent de moitié entre 1939 et 1942.
La sous-production fait du vin un produit rare. Le vin de consommation courante figure dans la première liste des produits alimentaires contingentés et taxés par le décret du 30 juillet 1940. Il est cher et ne s'obtient qu'en échange de tickets d'alimentation. Les prix officiels doublent, voire quadruplent au marché noir. Vichy se lance alors dans une campagne antialcoolique, décrète des jours sans alcool, en interdisant la vente aux bars et restaurants, et réserve pour la première fois sa consommation dans les lieux publics aux plus de 14 ans. Du coup, le marché noir est florissant. Le gouvernement a placé la production sous son contrôle entier et les vignerons n'ont même plus le droit de garder une réserve, exemptée de taxe, pour leur usage personnel.
Tous ces tracas vont lancer de nombreux viticulteurs dans une vie parallèle. La plupart s'engagent dans des opérations plus ou moins solitaires destinées à pourrir la vie de l'occupant. Divers subterfuges sont utilisés par les viticulteurs pour marquer leur mauvais vouloir. André Forneau, producteur de vouvray, enterre ses meilleures bouteilles dans son potager. Son beau-frère, Gaston Huet, les dissimule dans une grotte qu'il garnit de buissons. Certains, armés de jerricans et de tuyaux en caoutchouc, siphonnent les barriques de vin à destination de l'Allemagne. Dans les trains, des caisses défectueuses perdent leurs bouteilles une à une au fur et à mesure de leur transport. D'autres vendent comme grands crus de la « piquette » imbuvable en temps de paix ou des vins coupés d'eau, ou bien encore ferment leurs bouteilles avec des bouchons de mauvaise qualité. Résultat, même dans les grands restaurants de Paris, les Allemands, habitués aux « farces et attrapes » des viticulteurs, deviennent très méfiants lorsqu'ils passent commande de bonnes bouteilles...
Même ceux qui peuvent moins facilement résister que les autres s'y mettent. Ainsi les Hugel en Alsace annexée, dont toute la production a été mise à la disposition de l'armée allemande et des dignitaires du Reich à des prix dérisoires. Lorsqu'ils reçoivent des commandes pour le front russe, ces viticulteurs de Riquewihr trouvent mille prétextes pour ne pas répondre aux Allemands, faisant mine de manquer de bouchons, de bouteilles ou de moyens de transport. Puis ils en profitent pour écouler l'exécrable cuvée 1939. Pendant ce temps, ils stockent leur bon vin. Un jour, pourtant, les Allemands s'aperçoivent de leur manège et ferment leur exploitation tricentenaire. L'un des fils Hugel est incorporé de force dans la Wehrmacht, l'autre se retrouve sur le front russe. D'autres encore, comme les Miaihle, propriétaires dans le Bordelais, accueillent dans leur château des familles juives originaires d'Italie, et, au péril de leur vie, organisent leur fuite grâce à de faux papiers.
La Résistance elle-même a souvent besoin des vignerons, et pas seulement de leurs caves ou de leurs tonneaux. Les maquisards se servent parfois des feuilles de route des cargaisons pour en déduire la position des troupes d'occupation, comme par exemple en 1941. Les Allemands ont passé une importante commande de champagne à destination d'un « pays de climat chaud ». L'information est transmise aux services de renseignement britanniques. De fait, il s'avère peu de temps après qu'il s'agit de l'Egypte, où Rommel va s'élancer.
A la fin de la guerre, les vignerons français vont prendre leur revanche grâce à l'un d'entre eux. En mai 1945, prenant les Américains de vitesse au prix de marches forcées, Bernard de Nonancourt, devenu sergent dans la 2e DB de Leclerc, arrive au « nid d'aigle » d'Hitler, à Berchtesgaden. Dans la cave, il découvre un demi-million de bouteilles des meilleurs vins français (lafite-rothschild, latour, yquem, romanée-conti...) et retrouve même les bouteilles de Lanson, volées à son oncle !
Hitler n'appréciait guère l'alcool, mais son dégoût était loin d'être partagé par les membres de son état-major : Goering était un grand buveur de bordeaux et le ministre des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, avait été attaché commercial de la maison de champagne Mumm et Pommery en Allemagne. Le vice-chancelier Von Papen avait, lui aussi, été négociant en vin.
Pour descendre ces trésors des cimes, Bernard de Nonancourt va employer les grands moyens et réquisitionner les civières de l'unité médicale. Au total, c'est plus de 200 soldats qui vont être mobilisés pour cette tâche, laquelle s'échelonnera sur plusieurs jours. Grâce à eux, le vin échappe aux « prises de guerre » des Alliés et retrouve du même coup son terroir d'origine.
Dernier clin d'oeil de l'Histoire : alors que 1939 est un des pires millésimes, que les années 1940 et 1941 sont elles aussi fort médiocres, en quantité comme en qualité, le cru 1945, celui de la victoire, bien que faible en volume, va s'avérer sans conteste l'un des meilleurs du siècle ! L
Par Paul-Eric Blanrue 

mis en ligne par floriana